Interdire les classes à un seul niveau !

ou « Vive l’hétérogénéité ! », mais c’est plus difficile à dire.

(Philippe Bertrand)

Voilà, en forme de boutade, l’enseignement que je souhaite mettre en évidence en profitant de la mise en place des cycles. C’était sûrement dans l’idée du législateur quand est paru le texte « Les cycles à l’école primaire ». Cependant, s’il s’agit alors d’articuler avec maestria les séquences leçon-exercices entre trois ou quatre groupes de niveaux en s’arrangeant pour qu’il n’y ait pas de temps mort, ni de niveau négligé et encore moins de points des sacro-saints programmes laissés dans l’ombre alors là, je dis que le législateur il exagère ! Ou alors, ces classes à plusieurs niveaux, il faut les laisser aux maîtres hyper-chevronnés qui auront, c’est évident, environ trois fois plus de boulot que s’ils avaient un brave CM1 « pur », comme on dit. Bien souvent, ils auront en plus la charge de la direction d’école. Quant au bulletin de paye...

Alors bon. Les classes à plusieurs niveaux on va les laisser aux jeunes profs d’école en attendant que le législateur ait de meilleures idées.

Ou alors...

Pourtant le législateur, il devait bien avoir ses raisons, non ? D’ailleurs un rapport[2][2]. J’aime à les voir grandir ces petits.

En plus ça marche !

Prenons maintenant l’approche disciplinaire.

Dans une classe à un seul cours, l’enseignant aborde les matières pour la « moyenne » de la classe. Les plus forts sont à l’aise, ils ont du temps pour des exercices plus difficiles, certes, mais ils ne vont pas plus loin car ils sont retenus par les programmes, bloqués. Les plus faibles tirent le groupe vers le bas... et souffrent. Et si l’entraide existe, elle est souvent mal vécue : c’est un « bon » qui aide un « mauvais ». Ce fonctionnement n’est pas possible dans une classe hétérogène (cf. mon introduction).

Dans la classe à plusieurs niveaux, il n’y a pas d’approche « moyenne » : chacun est d’emblée sollicité à donner le meilleur de lui-même quel que soit son niveau. Les plus forts avancent sans limite supérieure et les plus faibles révisent et reconsolident aussi souvent et aussi longtemps que nécessaire sans freiner personne. Tout bonnement parce que, par la force des choses, les activités mises en place sont praticables à différents âges, à différents niveaux.

Quant aux âges différents c’est une aubaine. Les petits ont, à portée de main, le modèle si attirant des grands, le but à atteindre. L’entraide est une vertu naturelle : c’est normal que les grands aident les petits. Ils jouent le rôle d’initiateurs et en profitent pour réviser, reformuler et ça leur fait le plus grand bien. La présence des petits les pousse aux f... : pas question de se laisser rattraper.

La structure de la classe

Mais les avantages se multiplient quand on considère, au delà des disciplines, une approche structurelle de la classe hétérogène.

Continuité pédagogique

L’enfant et ses parents s’installent pour plusieurs années dans un système de relations avec l’école et l’enseignant. C’est parfois un long apprentissage : à Noël, on commence à s’y retrouver, à Pâques ça va, en juin on se connaît bien et on sait que l’an prochain ça va durer. Le métier d’élève ça s’apprend : chaque classe a ses habitudes, son matériel propre, chaque instit. ses manies qu’il va falloir apprivoiser.

Tandis que dans une classe à un seul cours, à peine a-t-on vraiment réussi à s’installer, à s’apprivoiser que l’année se termine. Au début de chaque année, l’enseignant reçoit une nouvelle fournée d’élèves qu’il ne connait pas et qui resteront toujours des élèves parce qu’ils n’auront pas l’occasion de découvrir qu’ils pourraient préférablement être des enfants dynamiques, possesseurs de leurs apprentissages. Très vite, avec les années, le maître renonce à être autre chose qu’un machine à commande institutionnelle. Et, très tôt, les enfants renoncent à exister et se préoccupent seulement de jouer au mieux le jeu artificiel de l’école.

Relations élargies

Plusieurs classes d’âge se trouvent en relations continues. On n’est plus obligé de choisir ses copains parmi des enfants nés la même année que soi. Ceux de la fin de l’année travaillent utilement avec ceux de l’année suivante.

Du temps

Il s’appelait Johan, c’était un peu la caricature du « mauvais élève » : patachon, incapable d’écrire 3 mots à la suite sans en gribouiller 3, peu doué, instable, tête de cochon, tout ça... Après une deuxième année scolaire ensemble, le temps avait joué et par négociations réciproques, progressivement plus familières, Johan avait réussi à squatter la machine à écrire du bureau (à l’époque, les TO7 n’avaient même pas encore été inventés !). Je n’aurais jamais imaginé Johan capable d’un tel effort de volonté ! Il a apprivoisé cette machine et, petit à petit, elle a remplacé, ô combien avantageusement, son stylo. Et c’est difficile quand un mot oublié en bas de page oblige à retaper l’ensemble d’un document ! Johan a quitté l’école bon élève. Il avait eu du temps.

Cela va sans dire (mais encore mieux...), je ne parle ni ne veux entendre parler des redoublements qui imposent aux plus faibles de recommencer, avec honte, le même parcours qui a déjà été si douloureux la première fois. Je parle bien de temps donné pour avancer chacun à son rythme pas pour refaire deux fois le même chemin !

La culture de la classe

Au delà des habitudes de travail maintenues qui font gagner un temps énorme en septembre, on soulignera la transmission d’un esprit, d’une ambiance, des attitudes d’écoute, de recherche, de responsabilité à l’abri de la sclérose par l’arrivée régulière de « sang frais » par les plus jeunes.

On a un florilège de chants et de poésies, de souvenirs de voyages, de projets en commun. Des albums, des photos restent pour en attester. Si on a un journal scolaire, il a une histoire à laquelle chacun participe (voir le Tout Petit Belon n° 100).

Alors, des classes à plusieurs niveaux pour tous ?

Pas si vite ! Le tableau semble idyllique mais on omet d’ajouter deux dimensions essentielles : l’espace et le nombre qui sont liés. 25 à 30 mômes d’un même âge dans une boîte de 49 m2,  ça peut fonctionner et ça induit forcément une façon de travailler. Vouloir amener, dans de telles conditions de nombre et d’espace, à faire le choix de l’hétérogénéité serait malveillant et je ne m’y risquerai pas. J’affirme cependant qu’on peut revendiquer ce choix et, à ce titre, continuer à travailler pour l’amélioration des taux d’encadrement et poursuivre la réflexion sur les espaces architecturaux en matière éducative.

Pour l’amélioration de la race écolière, il vaudrait mieux être moins de 20 par classe que plus de 25. On s’approcherait alors d’une sorte de paradis pédagogique qui donnerait aux enfants les moyens d’acquérir une mobilité d’esprit, un surcroît de compétences qui leur permettraient d’avoir envie de vivre, de mordre dans la vie et de développer des stratégies pour s’insérer au mieux de leurs désirs dans cette société si difficile.

Riec, le 9 novembre 1995

Philippe BERTRAND

Publié dans le Revue de l’Inspection Académique du Finistère

Cet article est très largement inspiré des actes du colloque « Ecole Rurale - Ecole Nouvelle » (Crozon 1993) et en particulier des interventions de Paul Le Bohec (avec son autorisation et son aide avisée) et de Michel Baron. D’ailleurs, ce dernier propose un tableau synthétique un peu caricatural mais qui résume assez bien les deux conceptions et que je vous livre aussi.

 

  milieu comportements forme de travail situation autonomie
classe homogène artificiel individualisme concurrence compétition faible
classe hétérogène naturel entraide complémentarité coopération stimulée



[2][2] De plus, ça fait belle lurette que les entreprises ont compris que le Taylorisme n’est pas le meilleur modèle et ont imaginé d’autres systèmes. Il n’y a plus guère que dans l’Education Nationale que celui-ci reste le modèle dominant.

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