Je me propose de faire ici une synthèse de la conférence de S. Boimare, ainsi que des réponses apportées le lendemain aux questions des participants de l’atelier organisé à l’école Delteil.
Les présupposés de son intervention me semblent tout à fait en accord avec les fondements de la démarche pédagogique que nous avons adopté à l’ICEM. Son regard, à mon avis, apporte un plus, dans le diagnostique qu’il porte sur ces enfants en grande difficulté d’apprentissage et donc à la remédiation qu’il est possible de tenter.
Rencontre avec Serge BOIMARE
Directeur du CMPP centre médico-psychopédagogique Claude Bernard à PARIS
Auteur de « Ces enfants empêchés de penser »
Vendredi 27 mars 2009
Le début de sa conférence insiste sur la nécessité de repérer rapidement ces empêchements de penser, masqués par des affirmations d’auto dévaluation ou de sentiments de persécution. Après avoir très concrètement détaillé les divers types de comportements d’évitement mis en œuvre habituellement ici ( agitation corporelle : passer d’une fesse à l’autre, se balancer, coup de pied, coup de genou pour faire bouger la table ; petite altercation, siffler, roter ; déclarations à haute voix comme : « est-ce que les garçons doivent lire aussi ») à l’occasion d’une évaluation de lecture « silencieuse » de 2 mn (impossible à tenir par aucun des 11 élèves de 5ième et 4ième) du début du « conte de la gardienne d’oie » d’une dizaine de lignes, S.Boimare fait suivre celle-ci (tous ont réussit à lire ces 10 lignes) par une interrogation sur les idées principales afin d’apprécier le niveau d’expression. Il ressort du débat que chacun s’emploie à parler fort, à rabaisser, ridiculiser les arguments des autres ou à user de l’injure sous forme de discussion, les 2 seuls élèves qui avaient trouvé l’idée principale n’avaient pu se faire entendre. Pas de vocabulaire, ni de capacité à échanger ni à argumenter, confirmant là, la forte corrélation établie entre parcours scolaire et manière de parler.
Comment écoutent-ils ? Ils n’écoutent plus quand on s’adresse au groupe, (il faut plusieurs semaines d’entraînement, pour rendre la chose possible). Relire le texte à haute voix, doucement, par le professeur permet de retomber sur l’idée principale attendue. Lors du débat qui fait suite à une lecture il est possible selon S.Boimare de rattraper l’élève décrocheur.
Enfin le moment d’écriture : dire la suite du conte, une phrase suffit, on se met d’accord, on ne lit pas les fautes. 10 réponses, un refus.
C’est le plus difficile, car l’écrit rajoute une frustration complémentaire, c’est faire appel à ses représentations et donc réactiver les sentiments parasites que déclenche tout travail de réflexion, s’appuyer sur ses dimensions intérieures et laisser une trace. C’est la seule chose qui les amène à accepter d’être aidé. Le grand piège de l’écrit c’est la norme qui demande une dépense excessive. Il ne peut donc s’inscrire que dans la longueur et la confiance.
Toute demande de réflexion, chez ces enfants, entraîne :
- la mise en œuvre de toutes les possibilités d’évitement que leur propose leur corps
- une curiosité qui n’arrive pas à se détacher des préoccupations primaires :
o sadisme
o voyeurisme
o mégalomanie
- un langage qui ne sait ni
o enchaîner 2 idées
o s’appuyer sur l’autre
o questionner l’interlocuteur pour comprendre
L’échange n’est possible que dans la connivence, la violence ou la dérision, avec évitement du circuit interne qui empêche la structuration de la pensée.
S. Boimare relève 3 stratégies de contournement du temps de la réflexion qui correspondent à trois modes de fonctionnement intellectuel.
1/ conformisme de pensée
Inhibé, il ne s’engage jamais dans l’inconnu, cherche à limiter, se contente de se qui est maîtrisé, applique des recettes. Soucieux de la forme au point d’atteindre une pseudo débilité. Souffre dans les apprentissages de lecture de la méthode « syllabique ».
2/ association immédiate
Entre le doute et le peut être, trop d’inquiétude, alors il va très vite. Il peut donner le change, car il comprend vite le double sens. Cette intelligence rapide nous trompe. Il apprend beaucoup de choses entre le voir et l’entendre. Il souffre dans un apprentissage par « méthode globale » qui encourage sa manière de faire vite en devinant.
3/ besoin de certitude
Ne peut se faire que dans le contrôle. D’où la contestation du cadre, une résistance annoncée. L’idée d’omniscience et de toute puissance chez les plus jeunes, de persécution chez les plus vieux. Ils contestent ce qu’ils ne savent pas car ils sont insécurisés.
La cause initiale du dysfonctionnement de ces élèves empêchés de penser serait leur incapacité à s’appuyer sur leur dimension intérieure pour apprendre, chercher, faire émerger leurs représentations. A cette incapacité, deux raisons (précisées lors de l’atelier du samedi à l’école Delteil) :
1/ le manque d’interaction langagière dans leur environnement immédiat : pas assez sollicité dans leur ressenti, dans leur expériences au quotidien, non plus que sollicité à faire des projets.
2/La non initiation normale à l’épreuve de la frustration. Pour certaines familles il est difficile de dire non, de faire respecter les règles de base de la vie en société (même dans les classes sociales les plus favorisées).
Lorsqu’elles se conjuguent, ces 2 raisons génèrent trop d’inquiétude. Trop grande est l’angoisse, quand ces enfants sont placés en situation de recherche, d’obligation de réflexion. La remise en cause est trop forte, il s’ensuit une rigidité qui les amène à tout contester. (Le directeur de Delteil rapporte un fait de ce genre. Un élève contestait son prof qui suite à une erreur, souhaitait lui faire refaire son travail. Le directeur a du attester par écrit qu’il y avait bien erreur dans le devoir pour que l’élève accepte de le refaire !)
On ne pourra venir à bout de l’échec scolaire tant qu’on le verra comme un manque de compétence, de savoir faire et qu’il ne sera pas tenu compte de ce manque fondamental de dimension intérieure.
Quelques participants à l’atelier du samedi matin, ont protesté de leur manque de formation pour prendre en compte cette dimension de l’enfant et du risque qu’il y aurait à intervenir dans un champ qui n’est pas le leur.
S.Boimare rétorque qu’il y a quelque chose à faire en pédagogie, et refuse de se contenter de renvoyer la balle sur les familles.
Ses propositions pour créer et renforcer ces points d’appui intérieur : travailler le langage et la culture. S. Boimare parle de nourrissage. [Il me semble que c’est exactement ce que l’on fait en pédagogie institutionnelle.]
Il propose donc un apport culturel intensif et un entraînement à parler soutenu.
Trente minutes par jour de lecture par l’enseignant, de préférence en 2 fois suivi d’un quart d’heure de débat, à appliquer quotidiennement.
Mettre en relation cette lecture matinale et le travail du reste de la journée facilite grandement les apprentissages.
Pour ces lectures S.Boimare utilise contes (on ne dira jamais assez de bien des 3 petits cochons, vrai best seller, même en quatrième), fables, mythes, les livres de jules vernes, dont chaque chapitre commence par une angoisse archaïque. Ces lectures présentent l’avantage de ne pas impliquer directement l’affect de l’enfant (au contraire du quoi de neuf évoqué par un participant *). Ils ont besoin de ces textes pour enrichir et sécuriser cette dimension intérieure. Pour ce travail on ne peut utiliser l’actualité, les histoires de quartier ou de famille. Plus le texte est métaphorique, plus il favorisera la parole et si l’enseignant n’a pas de réponse, c’est encore mieux, l’enfant se donne alors beaucoup plus facilement le droit d’avoir sa réponse.
Avec les nouveaux programmes, cette démarche basée sur l’utilisation de la culture et du langage, reste possible.
S.Boimare insiste sur l’importance qu’il y a, à intervenir dans une classe ordinaire, plutôt qu’en aide personnalisée car tout le monde gagne à cet apport culturel qui permet aux enfants en difficulté d’appartenir au groupe.
Des résultats positifs sont observables dès la première année, mais il évalue à 2 ans minimum le temps nécessaire pour relancer la machine à penser et construire une capacité réflexive.
En ce qui concerne les collèges un travail d’équipe est impératif ainsi qu’un directeur partant sur ce projet.
On aussi été évoqués
- le problème de la perte de croyance en l’école. La réponse à apporter est d’essayer de se décaler et de ne pas répondre à un intégrisme par un autre intégrisme.
- La difficulté à évaluer le renforcement des points d’acquis.
* ce qui ne veut pas dire que le quoi de neuf soit sans intérêt. Il déconseille seulement de s’appuyer dessus pour cette mise en place d’une dimension intérieure.
Quelques réactions
- > Bonsoir à tous,
De retour de la conférence de S. Boimare sur "Les enfants empêchés de penser", quelques idées me viennent à l'esprit, je vous les livre en direct.
Pour ceux qui n'ont pas eu la chance d'assister à cette rencontre, l'idée de ce pédagogue est, pour tenter de combler le déficit réflexif de certains jeunes, en particulier ceux qui rencontrent le plus de difficultés à l'école, de leur proposer de manière quotidienne, sur l'équivalent d'une 1/2 heure, la lecture de textes culturels, mis à leur portée cognitive, afin qu'ils puissent entrer dans des développements de pensée complexe. Au bout d'un moment, qu'il estime à "un jet continu de deux ans", ces enfants seraient en mesure de pouvoir produire de la pensée et ainsi devenir acteurs et auteurs de leurs existences.
Cette proposition, que je trouve fondée, sérieuse et réfléchie, me conduit à deux idées principales :
- la première consiste à penser, qu'avec de tels dispositifs, au lieu de s'en prendre aux sources des problèmes, on touche plutôt l'un de leurs effets : le "mauvais usage" que ces jeunes font de l'école, le peu de crédit qu'ils y accordent et au final l'incroyable gâchis du ratio temps passé à l'école/apprentissages construits. Je situe le problème, non pas dans cet usage que les enfants ne font pas de l'école, mais plutôt dans le processus de déconstruction de l'élan naturel de vie à laquelle l'école a contribué. ça me fait directement penser aux travaux de Lipman qui, frappé par l'écart entre la curiosité initiale des enfants de bas âges et celle d'enfants après plusieurs années d'école, avait envisagé de travailler et soutenir cette curiosité en introduisant la philosophie pour enfants dès le plus jeune âge. Pour ce qui nous concerne, plutôt que de tenter de reconquérir des jeunes, pour la plupart, malheureusement bien amochés, pourquoi ne pas s'attacher à faire en sorte qu'il n'y ait pas de décrochage dès le plus jeune âge, en pensant des structures de classes et d'école qui permettent de fait la prise en compte de l'hétérogénéité des groupes et l'acceptation des différences individuelles ? C'est un peu ce que nous tentons de faire et je n'ai pas l'impression que les grands de nos classes, les CM2 notamment, aient appris à adopter ces stratégies d'impuissance apprise et de contournement de la tâche. Dire cela ne résout rien, mais permet au moins que les années d'école se fassent moins dans la douleur et que l'on puisse en tant que professionnels tenter notre chance pour faire advenir ces enfants.
- la seconde idée est qu'il y a un réel intérêt à faire travailler et réfléchir les enfants autour de contes et de mythes culturels fondateurs, mais qu'au-delà de cette pratique, ce sont toutes les activités vivantes possibles à l'école qui sont à favoriser si l'on souhaite que les enfants puissent se construire une personnalité réflexive. De nombreux auteurs ont développé cette idée, notamment B. Collot avec sa théorie de l'apprentissage par la construction de langages et B. Defrance pour lutter contre la violence et l'indiscipline à l'école. Il s'agit ici d'indiquer que c'est l'ensemble des activités qui font sens aux enfants, essentiellement par leur caractère engageant et authentique, qui contribue à cette responsabilisation dans la chose scolaire, puis plus largement dans la chose citoyenne et humaine. Le contraire serait d'autoriser dans sa classe une perpétuelle inactivité, une passivité quant aux initiatives à prendre, une déresponsabilisation par rapport à ce qui se fait.
Donc, pour résumer, un grand oui à cette proposition de pratiques réflexives à partir de lectures culturelles, mais en même temps, un autre oui aussi intense pour toutes les autres activités à fort potentiel mobilisateur et impliquant : les activités de constructions, les situations de vie coopérative d'une classe, les moments d'entraide et de tutorat, les projets personnels autorisés notamment par les plans de travail, les activités sportives et artistiques, les situations langagières et communicatives telles que les QDN, les pratiques acceptées de correspondances, les créations mathématiques, ..., bref, tout ce qui met en exergue l'activité intellectuelle des enfants, par tous les biais que la vie permet.
Une fois de plus, on touche ici à ce fameux concept de temps d'exposition aux apprentissages et donc, par corollaire, à celui de maturité cognitive.
S.
- > ta réflexion sur l'aspect curatif plus que préventif de ce que nous appellerons dorénavant la méthode Boimare m'a permis d'avancer. J'ai écouté différemment la réponse aux questions posées. J'ai essayé de voir effectivement s'il y avait un aspect préventif possible. Et comme tu le soulignes, effectivement, il est possible de faire du Boimare en prévention, et pas uniquement pour rattraper des enfants en difficulté.
Par contre, je crois que tu étais déjà parti lorsqu'il nous a parlé du Quoi de Neuf ? et qu'il l'a largement minoré par rapport à sa méthode, je dois dire que je ne suis pas d'accord avec lui. Certes la dimension du Quoi de Neuf? n'est pas la même que celle d'introduire de la culture directement via des lectures, mais je crois que pour la place que l'enfant prend dans la classe lors de ces moments d'écoute, pour la création d'un moment d'attention collectif et l'intérêt à l'autre, c'est un moment important. Il me semble par ailleurs que dans un chamPI l'an dernier nous avions abordé ce thème, et que certains Quoi de Neuf ? se transformaient en présentation d'objets culturels. Par exemple lorsque des élèves rapportent des fossiles, d'autres présentent des tours de magie, un autre un dessin ou une caricature etc. il y a dans ces moments de véritables échanges qu'il ne faut pas minorer et également la création d'une culture commune nécessaire à cet effet de groupe qui tient à coeur à S. Boimare.
En fait je trouve un peu réducteur, quoique très intéressant, son idée d'apport culturel, car il n'arrive pas à en sortir et finit par nous dire que l'enseignant peut tout faire avec: du français aux maths, en passant par les sciences, et tout ça en respectant les programmes... ça ne m'a pas convaincu.
Par contre je trouve d'une justesse infinie (c'est beau ça) ses descriptions des "empêchements de penser" et même cette expression reflète vraiment bien l'état dans lequel sont les enfants. Toutes ces stratégies pour s'éviter de travailler, de faire ce qui est demandé par peur d'y arriver, ou d'échouer.
C.
- > Personnellement, tout en écoutant S. Boimare, je n'ai pu m'empêcher de faire le parallèle avec ce que nous mettons en oeuvre dans nos classes coopératives à l'école Balard et ce que je vis, expérimente modestement et très imparfaitement au fil des mois depuis plus d'un an. Je me suis fait la réflexion que nous nous situons effectivement dans la même ligne que ce qu'il préconise pour partie.
Il me semble en effet qu'en laissant une place très importante à la parole de l'enfant, parole réflexive et argumentative qui se pratique très activement essentiellement lors des réunions de classe et des conseils de mon point de vue (des quoi de neuf également mais de manière différente), on permet à nos élèves de développer une véritable écoute mutuelle, un respect de la parole et des opinions des autres. On leur permet de se frotter à l'échange, à la contradiction, à l'argumentation, au débat, au quotidien et au fil des 5 années de leur scolarité élémentaire, et l'on facilite ainsi la construction de la pensée individuelle dans un processus collectif et dans un but de coopération. Certains de mes élèves, immatures, ou "résistants" à la pensée, ont fini au bout d'un très long temps de sécurisation, de maturation par se joindre au groupe symboliquement et cheminer ensemble en osant s'exprimer et avancer une opinion, une proposition lors d'une réunion. Laps de temps parfois d'une année pour certains !! D'où l'intérêt de pratiquer très fréquemment ...
Par ailleurs, du fait du recours aux messages clairs et à la médiation qui sont aussi une autre forme d'utilisation de la communication orale et de la réflexion dans nos classes, cette pratique régulière et cet usage libéré de la parole se traduisent au quotidien notamment dans les relations entre enfants qui sont particulièrement apaisées, exemptes d'agressivité, très respectueuses de l'autre (bien différentes de ce que j'ai pu connaître dans d'autres quartiers défavorisés par exemple), les relations entre enfants et adultes, et les relations entre adultes évidemment.
C'est le jour et la nuit pour être plus concise.
Je suppose que les incidences sur le rapport des enfants à l'école, en tant que lieu de vie et lieu d'apprentissage, sur leur rapport au savoir, et sur leur sécurisation et maturation psychique personnelle sont loin d'être négligeables, voire essentielles. Il suffit de voir comment évoluent les élèves les plus en difficulté, les plus "explosés", dans le cadre qui leur est proposé par notre école pour s'en convaincre.
Sans tous ces dispositifs qui touchent plus largement à la vie des enfants à l'école, il me semble que la proposition de S. Boimare serait malgré tout insuffisante pour amener les enfants à une pratique réflexive efficace sur les thèmes proposés et le développement de la pensée. La littérature, les contes, la philosophie, la mythologie sont essentiels, fondateurs certes, mais ne suffisent pas en soi, me semble-t-il, pour permettre une pratique qui ait du sens pour les enfants et qui soit vécue comme faisant partie intégrante de leur vie au quotidien. On ne peut en faire l'impasse, c'est certain, mais il faut bien plus que cela et dès le plus jeune âge.
P.