® Vous enseignez en classe unique, et vous faites de l'histoire... Deux situations atypiques, et redoutées par de nombreux enseignants... Pouvez-vous nous dire comment vous en êtes arrivé là ?
L’école Antoine Balard, située dans une ZEP de la ville de Montpellier, accueille près de 200 enfants, principalement d’origine maghrébine. Pour des raisons pédagogiques, le projet de l’école a permis de constituer plusieurs classes hétérogènes, dont des classes de cycle III et des classes uniques. C’est au sein de l’une d’elles que je travaille. Pour l’ensemble des activités dites d’éveil, nous avons fait le choix d’une organisation par ateliers : chaque jour, les enseignants proposent divers ateliers d’une heure que les enfants rejoignent selon leur souhait et après inscription. Ainsi se constituent des groupes à chaque fois inédits qui permettent des rencontres d’enfants d’âges et de classes différents. La seule raison qui les réunit est la volonté de vouloir partager un temps de travail autour de la même matière, en occurrence et en ce qui me concerne l’Histoire.
Depuis longtemps, nous avions repéré chez nos élèves un déficit important en matière de maîtrise des codes culturels, notamment concernant les connaissances et repères historiques. Cela apparaît surtout lorsque nous nous réunissons pour effectuer un travail autour d’une œuvre de littérature de jeunesse ou lors de ce que nous appelons des discussions à visée philosophique. Souvent, les réflexions qui en émanent nécessitent l’emploi ou la référence à une information que peu des enfants, voire même aucun ne connaît. Par exemple, en étudiant « Otto » de Tony Ungerer, personne n’a été capable de situer l’époque de son action ni de faire le lien avec la seconde guerre mondiale et le nazisme. Seule une enfant est arrivée à rapprocher l’histoire de cet ours en peluche de celle d’Anne Franck découverte quelques mois plus tôt.
Dans un quartier comme le nôtre, si l’école ne se charge pas d’un tel enseignement, il est fort à parier que le quotidien des enfants ne le permettra pas et qu’ils entreront au collège sans disposer de ces données souvent implicites pour comprendre un texte ou une situation qui se présente à nous.
® L'histoire à l'école élémentaire, c'est toujours la grande incertitude entre "raconter des histoires" et "former à l'analyse documentaire". Vous voyez ça comment ?
Tout le monde connaît la fameuse formule de l’excellente revue Historia, « le besoin de retrouver des racines, une mémoire collective, d'identifier des repères pour mieux décrypter le présent et son déferlement d'informations. » A elle seule, elle nous donne toute une série de pistes sur les enjeux de l’enseignement de l’Histoire à l’école. La particularité, avec les enfants que nous accueillons, est que l’Histoire dont il est généralement question concerne peu leurs racines et en ce sens, peut difficilement les éclairer sur d’où ils viennent. Il y a donc effectivement ce risque de faire de l’Histoire des histoires qui viendront se ranger dans leur imaginaire aux côtés d’Harry Potter, le Seigneur des anneaux ou encore Astérix ou Obélix.
Et pourtant. Au moins deux épisodes de l’Histoire de France les touchent particulièrement. D’abord la colonisation française et l’accès à l’indépendance par des pays comme l’Algérie ou le Maroc. Ensuite, l’apparition et le développement des grandes religions monothéistes, en particulier l’Islam dont ils sont quasiment tous de confession et le monde chrétien qu’ils rencontrent très souvent par la télévision ou les sorties que nous sommes amenés à effectuer ici ou là. Les faits historiques qui s’y rapportent sont souvent l’occasion de démarrer dans cette étude du temps, en tentant de faire correspondre des éléments qui collent à leur quotidien et d’autres issus de sources documentaires.
C’est ainsi que, progressivement, ces enfants entrent dans cette quête de l’ancien afin, essentiellement, d’en extraire de la matière pour mieux comprendre le présent ou pour appréhender avec plus de références ce qui se présente à eux par l’actualité ou l’activité scolaire.
® Est-ce qu'il y a des spécificités dans l'enseignement de l'histoire, du point de vue de l'organisation de la classe et des situations d'apprentissage ?
Pratiquement, voici les supports pédagogiques que nous mettons à disposition des enfants lorsqu’ils sont inscrits dans un atelier d’Histoire ou lorsque cette matière fait l’objet d’un projet personnel de leur part.
Les situations se déclinent en quatre familles :
- les "ateliers d'Histoire" que j’anime et dont j’ai parlé un peu plus haut. Ils sont l'occasion d'approfondir une période, un événement ou un grand personnage précis, avec comme règle première que, lors des phases d'exposés, la priorité de parole est donnée aux enfants qui ont des remarques ou des questions à poser. Généralement, ces ateliers débutent par le choix d’un sujet historique parmi un panel que je leur propose. Après une phase où chacun peut exprimer ce qu’il sait déjà, nous étudions des images d’archives ou des sources iconographiques que je projette sur un écran. Les échanges me laissent souvent de la place pour apporter les principales informations, en tout cas répondre aux questions qu’ils suscitent. Ces ateliers sont finalisés par un premier document que j’ai élaboré, collé dans un cahier prévu à cet effet, afin de conserver trace des informations travaillées. Un second support est le fruit des recherches que les enfants ont menées. La plupart du temps, ce document prend la forme d’un journal à une page, sous le format des pagettes telles qu’elles ont été développées par le réseau Marelle. http://pagettes.marelle.org/
Cette pagette « Histoire » collectionne ce que les enfants ont pu écrire ou construire à partir d’analyses de documents.
- des exposés réalisés par les enfants à partir de questions émanant de la vie de classe, des réseaux de correspondance, des "journées à thème", ... Ces exposés sont pensés, réalisés et présentés selon une matrice commune à toutes les disciplines : les auteurs proposent en réunion leur projet d'exposé, récoltent toutes les questions que les copains et copines se posent à son sujet, effectuent leurs recherches via la BCD, Internet ou les sources documentaires disponibles dans la classe, bâtissent leur exposé en l'articulant autour des questions qui ont été posées, le présentent à la classe puis posent dix questions aux auditeurs pour vérifier les compréhensions et augmenter la part d'écoute et d'engagement.
- du matériel spécialement prévu pour susciter de l'intérêt autour de l'histoire : des albums de jeunesse, des manuels d’Histoire, des jeux style quiz et un jeu des sept familles fabriqué par un collègue enseignant, pas mal du tout :
http://connac.free.fr/icem34/detail.php?nw_id=93
- une ceinture d'"Histoire" , à l’image de ce que Fernand OURY a pu inventer pour permettre aux enfants de faire de leurs différences intrinsèques des richesses pour l’entraide. Les évolutions de cette ceinture dépendent de plusieurs critères : la maîtrise de son temps propre et celui de l'humanité, l'exploitation et la recherche d'informations dans une frise historique (celle de PEMF est parfaite à cet effet), l'étude de fiches présentant les principales périodes de l'histoire européenne, la présentation d'exposés.
C’est la mise à disposition de toutes ces sollicitations vers l’Histoire qui devraient permettre aux enfants que nous accueillons de disposer, avant d’entrer au collège, de connaissances qu’ils pourront alors mobiliser pour aller plus loin.
® Mais pour beaucoup d'enseignants, il semble peu envisageable d'étudier Napoléon avec des CII et des CIII en même temps... Ne pensez-vous pas que vous prenez le risque de perdre les plus jeunes dans des contenus qui ne sont pas à leur portée ?"
C’est effectivement une question qui nous travaille. Dans un premier temps, nous n’avions pas envisagé le fort décalage qui existe dans la prise de parole entre des enfants de CII et ceux de fin du CIII. La consigne de laisser la priorité aux questions ne suffit pas toujours pour permettre aux plus jeunes de comprendre ce qui se dit et d’en bénéficier. A la fin de la première année, nous avions même envisagé de revenir sur notre organisation hétérogène concernant ces ateliers thématiques.
Pourtant, au cours des années suivantes, nous avons observé un phénomène intéressant : les enfants qui étaient auparavant en CP ou CE1 ont grandi et continuent à fréquenter ces ateliers, y compris celui sur l’Histoire. Nous avons pu, à plusieurs reprises, repérer chez certains, des traces de leurs anciennes participations. Je pense par exemple au petit Taslimy, 7 ans, habituellement peu concerné par la chose scolaire qui, lors d’un travail cette année sur les camps de concentration s’est très bien souvenu de quoi il s’agissait et a même pris goût à l’expliquer aux plus grands, novices sur cette période de l’Histoire.
Il est indéniable que le degré d’attention et le taux de compréhension des plus jeunes est plus réduit que celui des plus grands. Il nous reste donc à trouver des dispositifs de différenciation qui vont permettre aux petits d’entrer plus aisément dans des activités, en donnant davantage de place aux situations de recherche et à l’élaboration de support de communication. Cependant et du fait que ces enfants sont amenés à grandir dans le même contexte scolaire, il apparaît que ce qui se dit n’est pas complètement inaccessible, que des traces se construisent notamment par les interrelations coopératives et qu’elles deviennent des ressources lors des phases d’émergence des représentations les années futures. Le fait d’accepter dans ces ateliers des enfants de CII tend à réduire la méconnaissance globale sur l’Histoire qu’ils ont généralement en entrant au CIII, ce qui, en soi, est déjà une évolution au regard de ce qui existait sur l’école auparavant.
® Qu'est-ce qui, de votre point de vue, résiste encore dans votre classe, entre vos ambitions et ce que vous voyez vos élèves capables de faire ?
Il demeure qu’entre ce projet pédagogique en Histoire et ce qu’en font réellement les enfants, de grandes marges existent. Notre travail de réflexion est encore loin d’être abouti.
La difficulté majeure qu’il nous reste à combler viendrait du fait que peu de liens sont effectués par les enfants entre ce qu’ils apprennent à l’école et la nature de leur quotidien à l’extérieur. Nous craignons très fort que ce travail ne leur soit d’aucune utilité dans leur vie d’enfant et que beaucoup ne mesurent pas encore la richesse que ces savoirs peuvent devenir pour la suite de leur existence. Nous sommes par exemple à jeun d’avoir pu bénéficier de l’apport par un enfant d’un texte, d’un livre, d’une anecdote concernant l’Histoire lorsqu’il est question de les accueillir, par exemple lors des « Quoi de neuf ? » Ce qui se joue en matière d’Histoire à l’école ne vaut la plupart du temps qu’à l’école et a peu de chance d’en sortir, tout du moins dans le temps proche.
Une autre difficulté, plus inconfortable que véritablement rédhibitoire, provient du fait qu’au début d’une séquence de travail, outre les deux domaines que nous avons précédemment abordés, les enfants ont très peu, voire rien à dire sur le sujet. La plupart du temps, n’ayant jamais entendu parler de périodes comme la Révolution Française ou les guerres mondiales, de personnages comme Louis XIV ou Charles DE GAULLE, ils restent muets sans véritables représentations. Leur travail devient alors particulièrement complexe puisqu’ils sont amenés, en même temps, à se faire une idée sur le sujet, à situer la période d’étude dans le temps, à s’en construire des connaissances et à les mettre en réseau avec celles antérieurement apprises. Au final, nous observons des CM2 qui maîtrisent de manière globale les principales périodes de l’Histoire et d’autres qui s’y repèrent de manière bien moins aisée. Heureusement que ces enfants arrivent à se rassurer en argumentant que de toute manière, en cas de besoin, ils auront au moins appris à chercher l’information dans une encyclopédie !
Quoi qu’il en soit, malgré tous ces freins, nous trouvons de la satisfaction à voir des enfants contents de se réunir pour faire un travail en Histoire parce qu’ils savent, pour l’avoir vécu, qu’ils bénéficieront en échange de leurs efforts d’un accès au savoir inédit pour eux.
Sylvain CONNAC