Sur le Regard Positif
(Michel Ramos – juillet 2005)
« Plus que jamais, la seule règle est le regard positif porté sur l'enfant, même en extrême difficulté. Les maîtres doivent donc veiller à mettre en valeur les résultats déjà atteints plutôt que les manques, mesurer des évolutions plutôt que des niveaux, en déduire des stratégies pour assurer la réussite de chacun des élèves. »
BOEN, Horaires et programmes d’enseignement de l’école primaire, Hors série n°1 du 14 février 2002http://www.education.gouv.fr/bo/2002/hs1/default.htm
« Ne comprenez-vous pas que notre regard développe, exagère en chacun le point sur lequel il s'attache ? Et que nous le faisons devenir ce que nous prétendons qu'il est. »
André Gide dans l’Immoraliste
Une main seule ne peut applaudir.
Proverbe arabe
On ne parle jamais des trains qui arrivent à l’heure. La conscience humaine traîne cette curieuse propension à se fixer prioritairement sur les ratés, sur les problèmes, sur les dysfonctionnements. Ce qui fait événement (étymologiquement, ce qui nous arrive) est toujours à craindre. « Il est arrivé un malheur ». Nous coulons des jours paisibles (c’est le calme plat…) tant qu’un remous ne nous happe pas vers des eaux plus troubles.
Face à un « courant de l’existence », à la routine vécue comme non problématique, se dresse l’acuité du singulier, d’un inhabituel négatif. On n’a jamais autant conscience de notre faculté de respiration que lorsqu’on est enrhumé…
Cette irrémédiable et fâcheuse tendance à nous attarder sur le pathologique plutôt que sur le normal, à fixer le problème et jamais son absence rencontre, dans le système éducatif français, un allié de poids : l’école toute entière est gouvernée par le haut, pilotée par la sortie. C’est le baccalauréat qui décide des enseignements du lycée et par ricochet détermine les contenus du brevet et du collège et ainsi de suite jusqu’aux compétences de la fin du cycle 1 !
À chaque étage du système, un élève se définit par ses manques et non par ses acquis. Quelles sont les compétences encore non acquises ou mal maîtrisées ? Quels besoins cet enfant présente-til ? De quelles remédiations faudrait-il le faire bénéficier ? En d’autres termes, de quels maux souffre-t-il ?
C’est grave, docteur ?
Cette redoutable convergence entre une organisation toute normative et l’humaine dictature de l’écart à la norme rend d’autant plus nécessaire la volonté de poser sur l’enfant un regard différent.
Rassurer, conforter, inciter, encourager la prise de risque, soutenir les audaces, (re)narcissiser pour créer du désir, rétablir l’estime de soi pour permettre la motivation constituent autant d’intentions pédagogiques, de gestes professionnels, de modalités d’actions prioritaires aujourd’hui dans notre système éducatif.
Mon frère de lait était un garçon silencieux, ingénieux et, autant que je puis savoir, affectueux. Je ne me lassais point de sa compagnie ; ensemble nous avons construit des bateaux, fabriqué de la poudre et élevé des vers à soie. Je n'ai point souvenir de l'avoir vu jamais injuste avec moi, ni distinguant, dans nos jeux, le sien et le mien. Tant qu'il restait avec moi sous la domination de mes parents, il était oublieux, aventureux et imprudent comme un enfant ordinaire ; ni plus ni moins que moi-même ; mais obéissant, poli et convenable en présence du pouvoir, comme j'étais.
Quand nous étions dans sa maison, et sous l'autre dynastie, les choses changeaient. Ce n'étaient que scènes violentes et punitions terribles. Je me souviens que son père brisa l'un après l'autre plus de vingt soldats de plomb pour obtenir que l'enfant dît bonjour à sa grand-mère ; et il ne le dit point. J'étais en dehors de cette guerre privée, seulement très choqué de cette scène, à cause des soldats de plomb. Dès que nous étions seuls, nulle trace d'humeur chez le petit bonhomme, et nous reprenions nos jeux. Mais dès que le pouvoir se montrait, même sous de pacifiques apparences, que ce fût grand-père, grand-mère ou père, je dois dire qu'ils étaient mal reçus. L'enfant terrible attaquait aussitôt, selon les règles de la guerre, faisant ouvertement ce qui était défendu, lançant des cailloux dans les fenêtres, et se servant de mots injurieux qu'il n'employait jamais avec moi. On finissait par l'attacher à une fenêtre, exposé aux regards des passants, avec un bonnet d'âne, ou bien portant au cou un écriteau sur lequel on lisait menteur, enfant méchant, sans cœur, et autres choses de ce genre.
Comment avait commencé cette guerre, je ne sais ; mais je comprends maintenant qu'elle durait par son propre élan. Le père rêvait aux moyens de corriger son fils, et jugeait nécessaire de le qualifier sans faiblesse ; et le fils, soucieux de cette sorte de gloire, ne manquait pas de se montrer désobéissant, menteur et brutal, selon les jugements paternels. Ces drames furent oubliés, et l'enfant terrible devint un homme semblable aux autres hommes.
J'ai souvent constaté depuis, avec les enfants et avec les hommes aussi, que la nature humaine se façonne aisément d'après les jugements d'autrui, comme on donne la réplique au théâtre, mais peut-être encore par cette raison plus profonde que l'on a une sorte de droit de mentir à celui qui vous croit menteur, de frapper celui qui vous juge brutal, et ainsi du reste. La contre-épreuve réussit souvent ; on ne frappe guère celui qui tient les mains dans ses poches, et l'on n'aime point tromper la confiance vraie. Et je tire de là qu'il ne faut point se hâter de juger les caractères, comme si l'on décrète que l'un est sot et l'autre paresseux pour toujours. Si vous marquez un galérien, vous lui donnez une sorte de droit sauvage. Au fond de tous les vices, il y a sans doute quelque condamnation à laquelle on croit ; et, dans les relations humaines, cela mène fort loin, le jugement appelant sa preuve, et la preuve fortifiant le jugement. J’essaie de ne jamais juger tout haut, ni même tout bas, car les regards et l'attitude parlent toujours trop ; et j'attends le bien après le mal, souvent par les mêmes causes ; en cela je ne me trompe pas beaucoup ; tout homme est bien riche.
Avec cela je crois pourtant ferme que chaque individu naît, vit et meurt selon sa nature propre, comme le crocodile est crocodile, et qu'il ne change guère. Mais cette nature appartient à l'ordre de la vie ; elle est bien au-dessous de nos jugements. C'est un fond d'humeur et comme un régime de vie, qui n'enferme par lui-même ni le bien ni le mal, ni une vertu ni un vice, mais plutôt une manière inimitable et unique d'être franc ou rusé, cruel ou charitable, avare ou généreux. Remarquez qu'il y a bien moins de différence entre un homme courageux dans une rencontre, et le même, poltron en une autre, qu'entre deux héros ou deux poltrons.
Alain, Propos sur l’éducation, Paris, PUF, 1986 (1ère édition 1932), pp. 31-33.