Mathématiques à l’école primaire
A propos de la formation des enseignants
Pour un enseignant, adopter « à priori » une pratique qui constituerait une « méthode », un programme à exécuter n’est pas sans inconvénient.
L’utilisation automatisée des manuels et fichiers (faire de maths, c’est faire la page du jour) montre rapidement ses limites pour aider les élèves à percevoir du sens dans cette activité et réduit considérablement le temps pour des activités de recherche. Le découpage, le contenu, le nombre d’exercices par page (qu’il est souvent nécessaire de faire entièrement pour montrer aux parents le sérieux du travail de l’enseignant) sont le résultat d’un compromis entre les auteurs et les éditeurs.
La croyance et l’application mécaniste d’une méthode éludent souvent la complexité du réel. Les recherches et les théories sur lesquelles s’appuient les auteurs de ces ouvrages font quelquefois l’objet de débats, soit sur leur cohérence interne, soit dans leur caractère de modèle explicatif général, soit dans leurs confrontations entre elles.
Enfin, le métier d’enseignant est un métier d’humain pour lequel la technicité, pourtant essentielle, ne résout pas tout dans le milieu complexe, potentiellement pathogène, d’une classe.
Une nécessité : se former
Elaborer une pratique argumentée et consciente (praxis) qui articule de multiples apports théoriques demande donc du temps, du vécu, de la perméabilité à l’expérience et de l’humilité.
Au-delà des connaissances sur les mathématiques (entrée dans le nombre, numération de position, géométrie, etc …) et sur les apports des recherches (didactiques, etc …), mon travail de formateur a été de convaincre les enseignants en formation de quelques idées-forces sur les mathématiques, l’apprentissage et le métier, et d’en faire ressentir le plus souvent possible la pertinence par homologie.
Ces quelques idées traduisent une approche professionnelle « artisanale ». Elles n’empiètent en rien sur les apports des recherches et ne les remettent pas en cause, bien au contraire. Elles ont pour objectif d’identifier quelques principes permanents, parmi d’autres plus classiques (résoudre des problèmes, s’entraîner, mémoriser, réinvestir, etc…) pour guider les pratiques.
Quelques idées-forces
• Nous sommes intellectuellement « vieux » et nous avons du mal à comprendre (et ce d’autant plus que nous sommes « experts ») que ce qui nous paraît évident recèle en réalité des savoirs multiples et complexes.
Donc, agir professionnellement, c’est interroger les évidences et analyser méthodiquement les tâches que l’on propose aux élèves, mais également les explications spontanées qui surgissent en nous quand le réel ne correspond pas à nos attentes.
• Ni rire, ni pleurer, comprendre ! en référence à Spinoza. Ou, dit autrement, plus nous aurons d’outils théoriques (épistémologie, didactique, sémiotique, psychologie cognitive …) pour identifier, analyser, comprendre les phénomènes, interpréter le réel, moins nous serons enclin à la culpabilisation ou à la culpabilité et plus nous aurons des perspectives pour agir et accroître notre professionnalité.
… Et même acquérir un peu de sérénité.
• Même si les élèves ayant des troubles « cognitifs » ou « psychologiques » présentent des spécificités dont il est essentiel de tenir compte, les difficultés, les obstacles épistémologiques et didactiques, les réorganisations du savoir nécessaires pour comprendre, construire ou appréhender de nouvelles notions sont les mêmes quels que soient les élèves.
• Apprendre, c’est se modifier, c’est accepter « une prise de risque ».
Résoudre un problème, répondre à des attentes sont des situations potentiellement insécures et tous les élèves n’ont pas un psychisme identique sur ce point. Le contrat didactique, les formes de travail, la communication verbale ou non-verbale, les pratiques de validation, de « correction » sont à interroger pour minimiser les ressentis négatifs de l’erreur et de l’échec, pour éviter les inhibitions. Il est particulièrement important de réfléchir aux dispositifs d’évaluation (évaluer ne se réduit pas à contrôler) et à leur fréquence : ce n’est pas en mesurant chaque jour un enfant que cela l’aide à grandir.
• Les erreurs sont toujours la réponse d’une intelligence en actes.
Notre travail consiste à en débusquer les logiques, les origines, leur caractère souvent générique, à amener l’élève à « entendre » l’invalidité de sa production afin qu’il puisse «réorganiser, reconstruire» ses savoirs ou en accepter de nouveaux.
Comprendre, c’est aussi apprendre à désapprendre.
• Les notions mathématiques que doivent acquérir les élèves du primaire sont le produit de milliers d’années d’activité mathématique. (Cf. L’os d’Ishango)
Les systèmes sémiotiques experts très récents (apparition des signes +, -, =, x, … au XVI ème siècle) constituent un travail d’abstraction et de conceptualisation considérable.
En particulier la compréhension du système décimal de position, des problèmes de transcodage, est un enjeu essentiel.
Il est donc essentiel d’accorder du temps et de l’attention à l’approche des notions fondamentales.
• Un des enjeux majeurs de l’enseignement des mathématiques, c’est de permettre, d’amener les élèves à faire des liens, à structurer leurs connaissances en réseaux : des liens dans le temps entre les activités, des liens entre les savoirs, les connaissances et les situations, des liens entre les registres sémiotiques de représentation et de traitement des problèmes, des liens entre les objets mathématiques.
• L’activité mathématique peut être une source de plaisir, de jubilation, à condition que l’enseignant ait créé les conditions pour que les élèves se sentent et soient capables d’agir physiquement et mentalement (objets réels, dessin, schémas, utilisation des objets mathématiques), de tâtonner, d’être intellectuellement actifs, puis de prendre conscience de la réussite de leur démarche. Cette mise en action ne peut être possible que si les tâches ont été conçues pour qu’ils puissent s’engager dans une recherche.
C’est un principe fort que je me suis autorisé à traduire trivialement par :
« Il faut que les élèves puissent « brounziner du neurone » ».
On ne mesure pas assez l’incidence de cette jubilation à la fois dans le processus de conceptualisation et de mémorisation, comme dans la réassurance, la conscience et l’estime de soi, la perpétuation du désir.
• Pour comprendre les maths, il faut pouvoir « dire des maths » : raconter, expliquer, argumenter, justifier, réfuter, prouver (et plus tard démontrer).
Même si l’acquisition du langage expert reste l’objectif de l’enseignant, la prise en compte du langage naturel (gestuel, oral, iconique) est essentielle. Non seulement ce langage constitue la manifestation d’une première forme de conceptualisation, mais surtout son utilisation permet de donner, dans le discours de l’élève, un statut d’outil de rationalité à l’objet mathématique dont il est la traduction naïve ou imparfaite.
Comme le dit si clairement Gaston Bachelard dans « la formation de l’esprit scientifique » :
« Psychologiquement, un enseignement reçu est un empirisme. Je vous écoute, je suis toute ouïe.
Psychologiquement, un enseignement donné est un rationalisme. Je vous parle, je suis tout esprit. »
Autre emprunt à l’épistémologue pédagogue :
« Que serait une raison sans des occasions de raisonner ? »
• En conclusion, une citation d’André Délédicq, qui a été un des fondateurs des IREM :
« Le plus important n’a jamais été de savoir si l’un ou l’autre connaissait ou apprenait plus ou moins de mathématiques ... mais plutôt de savourer ces instants fabuleux où le sourire intérieur d’un être humain s’extériorise et rend perceptible la sensation qu’il a de sa propre intelligence. Surtout quand la suite témoigne du solde positif de l’acquisition de savoir, par l’un comme par l’autre. »
Les mathématiques ne sont pas par principe un territoire d’humiliation.
Jany Gibert 12/2011